La démocratie camembert

Tagor lissa ses plumes d’un bec expert, vocalisa quelque peu pour s’éclaircir la voix et détourna finalement son regard de la baie vitrée par laquelle elle ne se lassait pas d’admirer d’un côté les gigantesques marais salants de la baie de San Francisco et de l’autre les croisements nonchalants des vaporetti sous le Ponte di Rialto.

Il faut dire que l’association pour laquelle elle travaillait n’avait pas lésiné sur les moyens : Son bureau de 56,97 mètres carrés au plafond décoré de staffs finement ciselés, de stucs finement ciselés auxquelles se mêlaient des pièces d’ébénisteries finement ciselées n’avait rien à envier aux salles arrogantes du château de Versailles aux plafonds décrépis.

C’était le bon moment. Quinze heures, il devait bien être levé maintenant. Elle posa la patte sur le gros bouton rouge sur lequel scintillait un F majuscule doré à l’or fin et appuya fermement.

Quelques millisecondes plus tard, Falsass stoppa net à cinquante centimètre du bureau, respectant la distance protocolaire établie entre eux après des heures de discussions âpres, mais heureusement bien arrosées.

- Reporter Falsass au rapport, cheffe !

- Mon bon Falsass, je crois que j’ai trouvé le moyen de faire revenir notre ami Guy dans notre équipe.

- C’est une bonne chose, parce que moi, tout ce que je sais faire, c’est établir des statistiques à partir des infos que je trouve sur le Web. Mais, pour ce qui est d’exposer en quoi notre pays est une démocratie et en quoi il ne l’est pas, je suis un peu court.

- Oh, ne t’inquiète pas, tu es loin d’être le seul, moi-même… Mais passons, revenons à notre mouton noir. S’il apprend que nous avons commencé la démocratie camembert sans lui, je suis sûre qu’il va rappliquer sur le champ…

- Ben oui, mais j’ai bien l’impression qu’il s’est retiré du monde…

- Du monde, oui, mais d’Internet je ne crois pas. Il a dû conserver une connexion quelque part et il doit toujours être sur Facebook sous un pseudo quelconque.

- Sans doute. Hé bien, alors il suffit de créer un groupe qu’on appellerait La Démocratie Camembert, on y ferait un lien sur nos pages et on y inscrirait tous nos amis ! Ce serait bien le diable s’il ne se cachait pas parmi eux !

- Mais, C'EST le diable !!! J’ai déjà fait très exactement tout ce que tu viens de proposer. Il ne s’est pas manifesté ! Il faut dire que ça n’a pas été sans problème, sur 5000 amis, regarde ce que j'ai trouvé :

- Donc, il peut se cacher parmi les non identifiés, ou ceux qui appartiennent à trop de groupes ou tout simplement à aucun de tes cinq mille amis ?

- Oui, en tout cas, il ne s'est pas manifesté, c'est sûr ! J'ai scruté à la loupe toutes les interventions sur le mur, rien de rien, aucun indice... Si tu veux, je te les confie, peut-être qu'un oeil neuf y décélera une piste.

Tagor sorti d'un tiroir de son bureau une grande enveloppe en kraft, du genre de celles qui servent à alimenter discrêtement en liquide certains personnages hauts placés dans les sphères politiques et vida son contenu sur son sous main :

- Mazette ! Y'a du monde ! Ce qui est encourageant, c’est que nous ne sommes plus tous seuls, je suis d’avis de continuer à prospecter chez les amis de nos amis, c’est peut être comme ça qu’on le dénichera

- Tu as raison Falsass, demandons-leur d’inscrire dans le groupe tous leurs amis et que ces derniers en fassent autant et que…

- Ok, ok, on a compris, oui, c’est ce qu’il faudrait qu’ils fassent, c’est sûr, il y a de la place et c’est Mark Zuckerberg qui paye, mais bon, on ne peut pas les forcer non plus…

- Je ne suis pas certain que ce soit lui qui paye ! D’un autre côté, si on est démocrates, on n’a pas à obliger les gens à venir chez nous. Ni à les faire partir d’ailleurs ! A ce propos, il faut que je te montre un graphique que j’ai établi ce matin :

- Wow ! Heu… C'est joli, mais… C'est pas très parlant. Il ne manque pas quelques étiquettes Falsass ?

- Ah zut, j’ai oublié de mettre les légendes et les titres... Bon, j’y retourne, dès que c’est complet, je reviens.

Falsass traversa la pièce, son graphique sous le bras, en se demandant dans quel état il trouverait Tagor à son retour. Sûr que cette histoire d’inscription des amis des amis au groupe la démocratie camembert allait accaparer un bon moment son esprit…