La clé sous la porte
C'était donc un jour pareil à un autre, sans histoire. Les gens allaient et venaient comme d'habitude et le
gouvernement... gouvernait... comme d'habitude...
Pourtant, au n° 69 de l'impasse Giscard d'Estaing, c'était l'effervescence.
On se serait cru posé sur un Efferalgan au fond d'un verre de Pschitt Orange. Ce n'était qu'allers-retours du vingt-septième étage
et demi(1) à l'habitacle de la DeLorean DMC-12 où commençaient à s'entasser pêle-mêle
liasses de documents, ordinateurs portables et cartons au contenu mystérieux.
- Il va falloir faire au moins trois voyages, si ce n'est pas quatre ! Lança Tagor à Falsass occupé à visser cette
étrange pancarte sur la façade de l'immeuble :
- Dis plutôt cinq ou six, réagit Fulbert en franchissant le seuil, les bras chargés de dossiers estampillés
"Compromettant - Ne pas divulguer". Le Docteur Emmett Brown a sacrifié entièrement le
coffre pour y loger sa machine à voyager dans le temps, poursuivit-il, et comme en plus nous sommes six...
Tagor, après avoir rangé tant bien que mal tout le fatras sur la banquette arrière, ne put que se rendre à l'évidence.
- Oui, c'est vrai. Pas question d'y aller à plus de deux personnes à la fois. Remontons donc pour voir comment s'organiser.
Et nos trois amis retournèrent sur le toit-terrasse où trônait ce qui, selon toutes vraisemblances, n'allait plus être le bureau de
Tagor pour très longtemps.
En effet, tout s'était joué la veille au soir : Tagor, après avoir plusieurs fois heurté violemment le plafond, sursautant de plus en
plus haut à la lecture des tweets de Laurent Chemla, d'Edwy Plenel, du Gorafi, de quelques autres, bref, de tout ce qui restait de
gens lucides dans l'hexagone, avait convoqué en urgence ses amis, en les priant d'emmener avec eux un sac de couchage et le minimum
nécessaire pour un long, très long voyage.
Tous accoururent à bride abattue.
Une fois l'aréopage constitué, Tagor tint, en substance et sans détour, ce discours percutant : "Mesdames, Messieurs. Je n'ai pas l'intention de vous terroriser, mais je viens d'apprendre que le "
Projet de loi relatif au renseignement", dont vous avez tous entendu parler, contient un article qui va faire de nous des gens
dangereux, classés au niveau 12 sur une échelle de 10 ! Si nous restons ici, une fois la loi promulguée, c'est l'armée qui va
débarquer ! ... Et je ne donne pas cher de notre peau !
Bien sûr, ce que concocte le gouvernement dans cette loi, sous prétexte de lutter contre le terrorisme, c'est une surveillance
généralisée de toute la population en espionnant les flux sur Internet et les réseaux téléphoniques. Autrement dit, ce qu'a fait
Ben Laden en 2001, n'importe qui pourrait le refaire en passant entre les mailles du filet, puisqu'il a eu vraisemblablement très
peu sinon pas du tout recours aux réseaux de communication pour perpétrer son forfait.
Cet article, le voici :
! "
Une minute de silence s'ensuivit.
On aurait pu penser à un moment de recueillement à la mémoire de la démocratie défunte. Mais non. C'était juste le temps nécessaire à
la lecture de ce fourre-tout que nos élus sont capables de pondre pour faire prendre au vil peuple des vessies pour des lanternes.
L'assistance se partagea entre hésitations, froncements de sourcils et coups d'oeil jetés au plafond. Manifestement, personne ne
voyait très bien où Tagor voulait en venir.
Falsass, bien qu'encore à moitié endormi, fut le premier à avouer son incompréhension :
- J'ai du mal à me situer là-dedans, reconnut-il. À part mes griffes, je ne possède pas d'arme de destruction massive. C'est quand
même pas parce que j'ai fait des trous dans mon jardin pour y planter des érables du Japon que je suis devenu un terreau-riste qui
attente à l’intégrité du territoire ! Si ?
- Des érables du Japon !? C'est joli ça, mais c'est fragile. Moi, à ta place, j'aurais plutôt planté des érables du Canada, c'est
plus robuste et il y a moins d'entretien.
S'ensuivit une discussion sans fin sur la meilleure variété d'érable à planter dans nos lopins de terre. Au bout de deux heures, le
ton ayant monté, Tagor se réveilla et remit le débat sur ses bons rails :
- Bon, en ce qui concerne les érables de lopin et autres avatars arboricoles, on verra ça plus tard. Revenons à l'article L. 811-3.
- C'est pas parce qu'on fait un trou dans son jardin qu'on attente à quoi que ce soit, coupa Gaston, par contre, choisir une essence
étrangère, japonaise ou canadienne, me semble contrevenir à l'alinéa 3 concernant "les intérêts économiques, industriels et
scientifiques majeurs de la France" ou alors le 2 concernant la "prévention de toute forme d’ingérence étrangère", combien
as-tu planté d'érables Falsass ?
- Deux, fit Falsass qui avait pâli autant que peut pâlir un chat sous le coup d'une soudaine inquiétude...
- Non, non, reprit Tagor, vous vous égarez. Ce qui me tracasse, et le mot est faible, c'est le 5° alinéa ! "La prévention des atteintes à la forme républicaine
des institutions"(3), ça vous parle ou non ?
- Heu... Oui, un peu, acquiesça Bonny. Mais nous ne sommes pas contre la République, enfin pas trop...
- Ben oui, pas trop. Mais notre credo est que la démocratie doit prévaloir sur la République et non l'inverse comme on nous en rabat
les oreilles tous les jours, Régis Debray en tête. Vous savez bien que c'est principalement ce que nous remettons en cause, une
République dirigée par une élite autoproclamée qui s'auto-entretien en organisant les institutions à son profit contre un peuple qui
poireaute devant l'ascenseur social en perpétuelle panne. Cette République-là a des relents aristocratiques. Et comme les aristocrates,
elle a comme seul ennemi le peuple et son arme fatale, la démocratie. Et tous les moyens sont bons pour elles pour faire en sorte
que les braves gens ne s'en rendent pas compte...
- Donc, si je comprends bien enchaîna Fulbert, si les fonctionnaires chargés du renseignement tombent sur nos écrits, par exemple
le livre "A l'Asso du Bon Sens
"(3), on est tous bons pour Fleury-Mérogis...
- Ce serait moindre mal ! On pourrait tout aussi bien finir dissous dans de la soude ou noyés dans le béton des fondations d'un
immeuble ! s'étrangla Gaston. Très peu pour moi, fuyons sans attendre à l'étranger !
- Oui, oui ! s'exclama Falsass. Fuyons et fuyons vite ! Il n'y a plus rien à espérer dans ce pays avant plusieurs décennies.
Rien qu'à penser au possible retour de Sarko, celui qui a réussi à mettre une grande partie de l'Afrique dans la m...(4) en faisant
semblant de se porter au secours du peuple libyen, alors qu'il ne poursuivait que des objectifs personnels inavouables !
Fuyons vite, oui, mais où ?
Guy, qui jusque-là n'avait rien dit proposa d'examiner la chose sous un angle original :
- Choisissons le pays qui a la réputation de résoudre efficacement les problèmes qui se posent, c'est sans doute là que nous avons le
plus de chance d'être écoutés. Je vous propose de réfléchir à partir de ce guide :
- J'aimerai bien l'Allemagne, s'interrogea Fulbert. Mais bon, ma Kultur s'arrête à Radioactivity de KraftWerk, je ne m'y sentirai pas
trop à l'aise...
- Moi, je nous verrai bien à la Jamaïque, se mit à rêver Bonny...
- Ah non, pour moi, c'est l'Irlande ! tonna Gaston. Guinness, Beamish, Murphy's, Smithwick & Son... En Irlande, ils ne brassent pas
que du vent comme nos politiciens...
- La Suède, ce serait bien s'il n'y avait pas Ikéa. L'emménagement prendrait des mois et des mois, écarta Falsass.
- Et puis, est-on sûrs d'être en sécurité dans un autre pays, n'oubliez pas qu'il y a Interpol et même que les agents du renseignement
de la DGSI peuvent refiler le bébé à la DGSE qui, elle, a vocation à agir secrètement à l'étranger(5), prévint Tagor...
- Bon, bon, reprit Guy. Alors puisqu'aucun lieu ne semble convenir, j'ai une autre solution : Changer de lieu ne convient pas ? Alors,
changeons de date ! Réfugions-nous dans le temps. La DeLorean DMC-12 de "Retour vers le futur" est toujours à notre disposition,
profitons-en !
- Ben oui, tu as raison, opina Tagor, comment n'y avons-nous pas pensé plus tôt ! Justement, il nous fallait la ramener à Hill Valley le
mercredi 21 octobre prochain, en fin d'après-midi, pour que le film de Robert Zemeckis puisse se dérouler correctement. Il faut y être entre le
moment où Biff Tannen ramène le véhicule et celui où Doc et Marty McFly le récupèrent.
- Que l'on parte maintenant ou ce mercredi-là comme prévu ne changera pas grand-chose pour Retour vers le futur II, mais pour
nous, ça change tout ! Reprit Tagor.
- Bien, alors il va falloir s'organiser, décida Bonny. Emmener avec nous dans le futur tout ce qui traîne de compromettant dans ce
bureau, camoufler l'activité de Tagor en autre chose, et surtout laisser un message à nos lecteurs afin que le combat puisse continuer
quand même, ici et maintenant, si je puis dire.
- Je me charge de faire le tri, enchaîna Tagor. Falsass, tu dévisseras la plaque sur la façade de l'immeuble où il est écrit
Tagor la Pie - Mascotte à tout faire et tu la remplaceras par n'importe quoi avec une profession quelconque. Tiens, tu n'as
qu'à prendre la pancarte qui nous a servi le 11 janvier dernier puisque de toute façon le gouvernement a détourné une fois de plus
l'évènement pour concocter ses habituelles manipulations contre le peuple, elle ne sert plus à rien aujourd'hui.
- Reste à laisser notre message à nos lecteurs. On pourra le rédiger en route, mais, il faudra le coder de telle façon que tout le monde
puisse le lire, sauf les agents du renseignement, quelqu'un à une idée ?
- Moi, j'utilisais le ROT-n quand j'envoyais du courrier sensible, proposa Guy. Mais c'était il y a 20 ans. C'est l'idéal puisque tout le monde
peut le décoder facilement, on laisse la clé quelque part et le tour est joué. Reste à trouver une astuce pour que les services de
renseignement ne puissent pas y accéder...
- Rot-n ? C'est parfait, je me charge de la rédaction du message et de son cryptage, suggéra Fulbert. En ce qui concerne le fait d'en rendre impossible
la lecture par les agents du renseignement, j'ai ma petite idée... Cazeneuve a bien précisé que les agents de la DGSI étaient
irréprochables sur le plan de l'honnêteté... Il n'a pas dit que tous ceux qui ne sont pas à la DGSI n'étaient pas honnêtes, mais je
crois qu'il en est intimement persuadé. Ceci constitue une faille dans le système que je compte bien exploiter !
- Bien, résuma Tagor, ne reste plus qu'à décider de l'endroit où planquer la clé de chiffrement, le fameux n de ROT-n, une idée ?
- Ben c'est très simple, puisqu'on s'en va, la clé, il n'y a qu'à la glisser sous la porte, conclut Bonny.
Et voilà pourquoi et comment nos six amis disparurent à tout jamais(6) .
(1) Voir chapitre 9.
(2) Admirez la facilité avec laquelle nos héros peuvent parler en italique.
(3) Comment ça, vous ne l'avez pas encore lu ? Hou, la honte ! Courrez vite ici avant qu'on instaure une dictature en France.
(4) Mouise ? Mélasse ? Malédiction ? Misère ? Marasme ? On se perd en conjecture sur ce que Falsass a voulu dire...
(5) Pour y faire ce que la DGSI et chargée d'empêcher les autres de faire chez nous... C'est beau la politique...
(6) Connaissant ces zouaves, rien n'est moins sûr...(7).
(7) Au fait, est-ce qu'on vous a dit de vous procurer "A l'Asso. du Bon Sens" ?
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